Lors d’une visite du Musée national d’ethnographie et de folklore à Sucre, nous avons découvert grâce une exposition extrêmement riche un objet aussi intrigant que puissant, que nous avons par la suite retrouvé à de nombreuses reprises en Bolivie : le topo.
Qu’est-ce que le topo?
Le topo est un objet intimement relié à la vie des femmes indigènes de la région des Andes, et qui continue à jouer un rôle essentiel pour elles en Bolivie.
Il s’agit d’une sorte de grande aiguille dont la fonction principale est de permettre aux femmes d’attacher leurs vêtements. Elle se compose de deux parties : la tête, partie ornementée, qui peut être finement ouvragée, et la tige, à l’extrémité pointue, souvent reliée à la tête par soudure.
Il existe deux sortes de topos. Les tupu ou phitu s’utilisent par paires pour attacher la tenue typique des femmes incas, l’acsu (sorte de tunique sans couture qui peut aussi être utilisée en jupe). Leur tête est disposée vers le bas et ils possèdent parfois un cordon de laine ou une chaîne qui en unit les pièces. Le tiipqui ou picchi, plus petit, est utilisé au niveau de la poitrine pour fixer le châle (lliclla ou awayu) et se porte la tête vers le haut ou à l’horizontale.
Evolution de la forme et du style des topos
Les premiers topos retrouvés remontent à la période Tiwanaku (500 à 1100 après JC), une civilisation pré-inca qui vit le jour sur les bords du lac Titicaca, et s’étendit dans la région actuelle du nord chilien et de l’ouest de la Bolivie. Leurs têtes présentent alors des formes très simples : cercles, triangles… Ils sont fabriqués selon la technique métallurgique du laminage, qui consiste à aplatir et étirer le métal jusqu’à en obtenir une feuille très fine.
Les topos évoluent à l’époque inca (1450-1550 après JC) grâce à une nouvelle technique de métallurgie, le moulage, qui permet de créer des têtes aux ornementations plus riches et plus fines : lamas, singes, oiseaux, formes géométriques complexes sont désormais fréquents sur les topos.
En 1780, en pleine période coloniale, une rébellion indigène menée par Tupac Amaru II, descendant des Incas, et par Micaela Bastidas Puyucahua, sa compagne, éclata au Haut Pérou – région qui comprenait alors le sud de l’actuel Pérou et la Bolivie. Les Espagnols, finirent par écraser la révolte en 1781 et, à titre de représailles contre la population locale, interdirent le recours aux tissages traditionnels et l’usage d’emblèmes et de symboles indigènes sur les vêtements. En conséquence les femmes commencèrent à camoufler les topos, leur donnant des formes semblables à celles des objets du foyer, ou celles d’espèces botaniques natives. Principalement deux formes de topos émergent entre le XVIIIe et le XIXe siècle : les topos qu’on appelle colque cuchara ont la forme d’une cuillère qui se termine par une pointe, comme une grande aiguille. Parfois, la partie concave de la cuillère présente des illustrations gravées de cœurs, d’oiseaux ou de végétaux.
De leur côté, les topos hojas (feuilles) prennent la forme des espèces Ranunculus cymbalaria (Renoncule fausse-cymbalaire) ou Ranunculus uniflorus, connues dans la puna (région altiplanique) sous les noms de tuputopito ou cuchara de sapito (cuillère de grenouille), toujours utilisées comme fourrage pour le bétail ou en remède pour les maux de gorge.
A l’époque moderne (de 1825 à nos jours), les topos sont extrêmement ornementés, avec des motifs de branchages et de bouquets, et présentent un sens du détail minutieux, propre à l’esthétique indigène baroque.
Usages des topos
Si le principal usage du topo est vestimentaire, puisqu’il sert d’attache et d’ornement à la tenue des femmes, il en possède d’autres, plus ou moins prévisibles! Déjà, il est un symbole de pouvoir et de statut social : la matière dans laquelle il est fabriquée, sa taille et la finesse de son ouvrage sont autant d’affirmation du rang de celle qui le porte. Des topos en or de grandes dimensions étaient, et sont encore parfois arborés lors des festivités civiles ou religieuses (la Bolivie est un pays de nombreux carnavals et défilés, à l’occasion desquels les participants, chanteurs et danseurs, portent des tenues très richement ornées).
A la période coloniale (1532-1825 après JC), le topo est considéré comme un instrument lié aux pratiques de sorcellerie. Il semblerait qu’il était utilisé dans les rites à destination de la Pachamama, la déesse terre-mère, de même que le prendedor, broche qui fermait les châles des femmes.
D’autres usages pratiques ont été concédés aux topos : ils ont pu servir de miroir, d’élément coupant et même, dans certains cas, d’armes de défense. En effet, en 1850 le terme “topazo” acquiert une signification juridique précise auprès des tribunaux : il s’agit de la mort causée par un topo. A cette époque, qui correspond au début de la République, les femmes indigènes étaient l’objet de nombreux actes de violence, et le topo leur permettait de se défendre.
Topos et puissance des femmes
A tous les âges, le topo est un instrument qui incarne la puissance féminine.
A l’époque inca, les riches ornements de leurs topos réaffirment le statut social des femmes nobles, et notamment celui de la Coya, épouse principale de l’Inca, qui règne sur toutes les femmes de l’empire, à l’égal de l’Inca qui règne lui sur les hommes. Les femmes étaient d’ailleurs à l’époque considérées comme les représentantes de l’empire inca dans toutes les provinces. En effet, elles avaient le rôle de préparer les aliments et de les fournir à la population, ce qui leur donnait une place importante dans la société, et qui était à mettre en parallèle avec le rôle de pourvoyeur de nourriture de l’empire : les incas fournissaient en effet aux populations boissons et vivres, pour réaffirmer leur supériorité sur les provinces vassales, en échange de quoi celles-ci pratiquaient le mink’a (ou minga), qui consistait à mettre sa force de travail au service de l’empire, au travers de tâches collectives.
A l’époque de la colonisation, les femmes indigènes ont vu leur pouvoir et leur autonomie diminuer considérablement. Micaela Bastidas Puyucahua, qui dirigea la rébellion de 1780 aux côtés de Tupac Amaru II, avait pour but essentiel de restaurer le rôle traditionnel, et donc le pouvoir, de la femme indigène dans la vie sociale et politique, que la colonisation avait complètement détruit. Elle mena un rôle essentiel dans cette révolte et fut exécutée, comme son mari, en 1781. C’est à la suite de cette révolte que le topo, comme tous les autres symboles indigènes, fut interdit. Les femmes, résilientes, trouvèrent le moyen de contourner l’interdiction en modifiant l’apparence du topo, dont l’utilisation prend des allures de résistance politique et de revendication.
A l’époque républicaine, les femmes commencent à récupérer un rôle social de premier plan. Les chicheras gèrent la production et la distribution de la chicha, bière de maïs fermenté extrêmement importante pour la culture indigène. Les qhateras sont les commerçantes que l’on trouve sur les places des villes et dans les marchés. Elles acquièrent progressivement un rôle essentiel dans l’économie locale, et favorisent la croissance des villes. Certaines femmes parviennent ainsi à accumuler beaucoup de capital. Pour afficher leur statut social, et la fierté de leurs origines, elles arborent, comme leurs ancêtres, des topos richement ornés.
La puissance retrouvée des femmes indigènes s’incarne tout particulièrement dans la classe sociale des cholitas. Femmes indigènes issues de l’ethnie aymara, elles sont issues des classes populaires et ont longtemps fait l’objet du mépris des classes sociales plus élevées et européanisées. Elles occupaient souvent des emplois subalternes de domestiques ou de vendeuses. Depuis les années 1980, la tendance s’inverse largement : les cholitas sont pour beaucoup des chefs de famille respectées, à la tête d’entreprises florissantes, et certaines sont même engagées en politique, comme Isabel Ortega, vice-ministre de la justice du gouvernement Morales. Sur leur tenue particulièrement reconnaissable, toutes portent un, si ce n’est plusieurs topos.
Texte et photographies par Aniouchka
Pour aller plus loin
Catalogue de l’exposition du Musef : musef.org.bo/Prendedores_Topos_y_Mujeres
Article sur les Cholitas : tv5monde.com/les-cholitas-une-autre-revolution-bolivienne