Montréal est une ville internationale. Outre sa double identité franco et anglophone, plusieurs centaines de langues s’y parlent, et des vagues d’immigration du monde entier s’y sont succédées. On y trouve, comme dans beaucoup de villes nord-américaines, un Quartier chinois et une “Petite Italie”. Le quartier du Mile End est un exemple flagrant de coexistence des communautés. Mais est-ce qu’il s’agit vraiment d’un vivre « ensemble », ou seulement d’un vivre « à côté »?
Preuve que cette problématique ne manque pas d’actualité, la pièce Nos Ghettos, créée par l’auteur et acteur J-F Nadeau et par le compositeur et musicien Stéfan Boucher, et présentée au Festival TransAmériques au printemps 2018, mène une attaque en règle contre l’illusion d’une identité montréalaise nourrie de sa diversité, aboutissant au constat que l’intégration a échoué, que chacun reste chez soi, de son côté de la barrière, sans jamais rencontrer véritablement l’autre.
Voici un court extrait de l’entretien donné par J-F Nadeau, auteur et interprète de la pièce, dans le cadre du Festival :
“Un jour, j’ai réalisé que mon voisinage immédiat — angle Bélanger et 2e Avenue, un désastre urbanistique — était tissé de ghettos. C’est arrivé lorsque je suis entré dans l’épicerie guatémaltèque au coin de la rue et que l’on m’y a fait comprendre que je n’étais pas à ma place. Chaque commerce est un petit ghetto.
Il y a, par exemple, un salon de barbier uniquement fréquenté par des Haïtiens et des Dominicains, une épicerie congolaise où ne vont que des Congolais et des Camerounais, un salon de coiffure dont les seules clientes sont des Haïtiennes, juste à côté d’un autre salon de coiffure dont les seules clientes sont des Blanches à la retraite… […] Et j’ai réalisé que tous ces univers coexistent dans l’indifférence les uns des autres, une indifférence que nous, de la majorité, avons nourrie, mais que les minorités nourrissent également.”

Ce qu’évoque ce spectacle, c’est l’affrontement de deux visions du monde aussi discutables voire dangereuses l’une que l’autre, bien que diamétralement opposées.
D’un côté, il y a l’universalisme, issu de la réflexion des philosophes des Lumières, qui consiste à dire qu’il existe une échelle de valeurs universelles de l’humanité, à l’aune de laquelle on peut juger les traditions, les droits et les usages des sociétés humaines. Cette vision du monde a quelques points positifs : elle permet notamment de combattre les situations intenables de groupes opprimés au nom de la tradition ou de la religion dans certains pays : homosexuels, femmes, minorités ethniques. Le principal défaut de l’universalisme, et qui sert de creuset à un racisme évident, est que, de manière sous-jacente, c’est la culture occidentale blanche qui sert d’étalon de mesure pour jauger toutes les autres cultures. C’est cette vision du monde qui a permis aux pays d’Europe, et notamment à la France et à l’Angleterre, de justifier pendant longtemps la colonisation par une “mission civilisatrice”, ainsi que le défend par exemple l’écrivain britannique Rudyard Kipling dans son poème The White Man’s Burden (Le fardeau de l’homme blanc, 1899), dont voici la première strophe et sa traduction :
A l’époque totalement admise, cette vision du monde est aujourd’hui complètement dépassée et inacceptable, du moins en apparence. Désormais, c’est davantage la vision opposée qui tend à s’imposer, à savoir le relativisme culturel, le “vivre et laisser vivre”. Ce qui, à la base, semble poser un constat sain et juste – qui est que toutes les cultures humaines se valent – débouche malheureusement souvent sur une autre forme de racisme plus subtile, le racisme relativiste, qui considère que les cultures pour rester “pures” et “authentiques” ne doivent surtout pas se mélanger.
Cette pièce pose le constat que la société montréalaise, par rejet d’un universalisme francophone aux relents colonialistes, s’est totalement ghettoïsée. “Live and let live”, chacun chez soi et les vaches seront bien gardées. Dans un cas comme dans l’autre, on ne parle surtout pas d’écoute, d’ouverture à l’autre et d’échange sur un pied d’égalité.
Au-delà de la question des ghettos urbains montréalais, c’est pour l’ensemble de la société québécoise que le traitement de la diversité ethnique et la prise en compte du multiculturalisme demeurent actuellement problématiques. Cela se ressent notamment dans le champ artistique. En témoigne aujourd’hui la polémique autour du projet théâtral Kanata de Robert Lepage et Ariane Mnouchkine, metteurs en scène stars dans leurs pays respectifs, le Québec et la France. La cause de la polémique? La pièce devait traiter de l’histoire du Canada, au travers des relations entre Blancs et Autochtones, en mettant en avant le point de vue des Premières nations (c’est le nom générique qui regroupe l’ensemble des peuples qui vivaient au Québec avant l’arrivée des Européens). Sauf que le projet n’inclut aucun acteur ni collaborateur artistique autochtone.

De nombreuses associations et personnalités des Premières nations ont exprimé leur mécontentement à ce sujet, affirmant dans un manifeste publié en juillet 2018 dans le journal québécois Le Devoir être “saturés d’entendre les autres raconter (leur) histoire.” Ariane Mnouchkine et Robert Lepage ont eu beau défendre leur démarche au nom de la liberté de création artistique, ils ont perdu plusieurs soutiens financiers importants pour la viabilité du projet, qui a failli être annulé. Ce fut déjà le cas du précédent spectacle de Robert Lepage, SLAV, qui traitait de l’esclavage des Noirs, suite à de nombreuses accusations de réappropriation culturelle et de violentes protestations de la part de la communauté afro-québécoise. Finalement, le spectacle sera produit exclusivement par le Théâtre du Soleil, la compagnie de Mnouchkine, toujours mis en scène par Robert Lepage mais sans implication de sa propre compagnie Ex Machina, et présenté en France dans une version plus légère qui intégrera la polémique actuelle. Son nouveau titre? Kanata – Épisode 1 : La controverse.
Comme le disait JF Nadeau à propos de sa pièce : “Je ne parle pas en faveur d’une homogénéisation de la société. Je parle de rencontre.” Mais dans un Québec qui semble toujours peiner à assumer sa pluriethnicité et à surmonter les traumatismes de l’histoire, la rencontre pourra-t-elle avoir lieu?
Article par Aniouchka
Pour aller plus loin
A propos de Nos ghettos :
https://theatredaujourdhui.qc.ca/nosghettos
A propos de Kanata :
Le manifeste paru en juillet dans Le Devoir :
Le dernier rebondissement de l’affaire :
Le point de vue du Théâtre du Soleil :
https://www.ledevoir.com/culture/532131/les-ameridiens-du-canada-lus-par-lepage-et-mnouchkine
A propos de SLAV :
https://www.ledevoir.com/culture/theatre/531876/robert-lepage-reagit-a-l-annulation-de-slav
https://www.ledevoir.com/societe/531938/slav-l-appropriation-culturelle-entre-deux-miroirs