Le 14 juin 2018, les députés argentins ont approuvé à une faible majorité (129 pour, 125 contre) un projet de loi permettant l’avortement jusqu’à la 14e semaine de grossesse. Jusqu’à présent, l’avortement demeure interdit en Argentine sauf en cas de viol ou de danger pour la vie de la mère. Mais pour entrer en vigueur le texte doit encore être ratifié par le Sénat argentin, le 8 août prochain.
Cette réforme ne va pas de soi dans un pays encore très fortement imprégné par le catholicisme, et suscite de nombreuses réactions très contrastées montrant le clivage qui existe au sein de la population sur cette question.
D’un côté, les partisans du projet de loi, beaucoup de jeunes filles et jeunes femmes, mais pas seulement, arborent un foulard vert, en référence au foulard blanc des « madres de la Plaza de Mayo », ces mères et grands-mères des disparus de la dictature, qui sont devenues un symbole de démocratie et de lutte pour les droits de l’humain.
De l’autre côté, les opposants se sont également approprié ce puissant symbole, en s’affichant quant à eux avec un foulard bleu ciel.
En attendant le vote des sénateurs, souvent plus conservateurs que les députés, des manifestations des deux camps tentent de faire pencher la balance.
L’Église catholique, encore très puissante en Argentine et sur l’ensemble du continent sud américain, apporte un soutien de poids aux opposants à l’avortement. Des contre-propositions ont été faites par ces derniers, pour contrer le projet de loi, par exemple le fait de prendre en charge les femmes enceintes d’enfants non désirés jusqu’à la naissance et de faire adopter l’enfant par une autre famille (cette proposition de loi avait été nommée « L’État s’en charge et t’accompagne »). Certains sont même allés jusqu’à vouloir interdire l’avortement en cas de viol.
Malgré cette polarisation apparemment extrême, plusieurs jeunes Argentines nous ont confié ne se reconnaître ni dans un camp ni dans l’autre. Femmes modernes, indépendantes, elles font des études, gagnent leur vie, assument leur sexualité et utilisent des moyens de contraception. Pourtant, ces jeunes femmes – qui se sentent concernées par les questions de sexisme quotidien, ont toutes fait l’expérience du harcèlement, de rue ou dans un milieu professionnel, de la discrimination et considèrent comme anormal qu’une différence soit faite entre les femmes et les hommes à quelque niveau que ce soit – ne se voient pas comme féministes et ne se sentent pas à l’aise avec le droit à l’avortement, craignant «des dérives » et estimant que « la situation est plus compliquée que cela » et que « les gens doivent prendre leurs responsabilités », même si « bien sûr, il y a des cas dans lesquels il faut l’autoriser » car « les femmes doivent avoir le droit de décider pour elles-mêmes. »
Au bout du compte, c’est la proposition de loi initiale qui a été retenue et qui doit être acceptée en l’état ou totalement invalidée par le Sénat. Dans le cas d’un rejet, il faudra peut-être encore des mois, voire des années pour qu’un nouveau projet de loi sur le droit à l’avortement soit proposé et adopté. Le temps nécessaire pour que les femmes que nous avons rencontrées s’approprient totalement les enjeux de la lutte pour leurs droits, et que les hommes les accompagnent sur ce chemin? A l’inverse, la ratification de cette loi pourrait ouvrir la porte à de nombreux autres pays d’Amérique latine, et apporter un soutien de poids aux luttes féministes sur ce continent, qui reste la région du monde la plus violente à l’encontre des femmes.
En Argentine, au Chili, en Bolivie, nous avons pu constater que ce combat en faveur des droits des femmes passe par une réappropriation de l’espace public : le street art, les graffitis et les affiches sont autant d’outils permettant de faire passer le message, parfois de manière virulente : la violence sexiste n’est plus supportable et les femmes ont le droit de choisir.
Bien sûr, face à l’urgence de mettre fin aux tragédies comme les féminicides, les viols, les tortures subies par d’innombrables femmes, le droit à l’avortement peut sembler une question minime : il n’en est rien. L’enjeu qui se pose, et qui est central pour tout le reste, c’est celui du droit des femmes à disposer d’elles-mêmes, de leur corps, de leur vie.
Une réflexion sur “Droit à l’avortement en Argentine : un symbole de la lutte pour les droits des femmes en Amérique latine”